Brève histoire du design

· 13 min

De Thonet à Ikéa, les origines et les précurseurs du design d’objet.

Chaise Thonet n°14, Michael Thonet, 1859
Chaise Thonet n°14, Michael Thonet, 1859.

WTF is design ?

Concours d’infinitifs

Le mot “design” vient du latin designare, qui signifie … marquer, tracer, représenter, dessiner, indiquer, montrer, désigner, signifier, disposer, ordonnancer, régler, produire quelque chose d’inhabituel.

Oui, si même l’étymologie latine galère à choisir parmi ces infinitifs, on comprend donc pourquoi designers et théoriciens se chamaillent continuellement pour définir ce qu’est réellement ce sacro-saint “Design”.

Introduit en France dans les années 60, en provenance directe de Grande Bretagne, le terme “design” n’a été accepté par l’Académie française qu’en 1971. Avant cela, on parlait d’Arts appliqués, ou d’Arts and Crafts pour ceux qui ne fuyaient pas les anglicismes. En français, le terme “design” se rapproche de “dessiner” et “désigner” : il est à la fois lié au “dessin” et au “dessein”, c’est-à-dire à la forme et à la finalité.

Le Larousse définit le design comme une “discipline visant à une harmonisation de l’environnement humain, depuis la conception des objets usuels jusqu’à l’urbanisme”. Cette définition limite le design à une dimension purement esthétique, comme un ensemble dont le seul but serait l’harmonie finale. Hors l’utilité et la fonction sont deux critères indissociables de cette discipline qui permettent notamment de fixer les limites entre design et décoration.

Wikipédia quant à lui, définit le design comme “la création d’un projet en vue de la réalisation et de la production d’un produit ou d’un système, qui se situe à la croisée de l’art de la technique et de la société”. Cette définition très pragmatique met cette fois ci de côté la dimension humaine (contrairement au Larousse qui a cet avantage), mais oublie aussi la notion primordiale de conception : le design peut exister sans être nécessairement produit, alors qu’un produit ne peut exister sans être designé (conçu).

Mais laissons plutôt la parole au designer Roger Tallon, pionnier du design industriel et heureux papa du TGV, qui gagne la médaille de la définition la plus claire, réaliste et humble du design :

Le design n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception.

Roger Tallon, designer français, 1929–2011

if (forme + fonction) then design

Au XIX° siècle, les prémices de ce qui deviendra “le design” émergent pour répondre aux nouveaux besoins de la révolution industrielle. Les processus de conception et de transformation sont repensés pour faciliter la production, à grand renfort d’innovations techniques et matérielles. Et face au suprême questionnement qui confronte systématiquement l’utile au beau, et à une rupture entre art et artisanat de plus en plus forte, cette nouvelle approche de conception offre une réponse consensuelle, pragmatique et réaliste.

Le design ne dissocie pas l’utilitaire de l’esthétique : il est la synthèse parfaitement équilibrée entre forme et fonction. Il ajoute de la valeur à l’objet, tout en prenant en compte l’usager et les procédés de fabrication.

1851–1914 : Les origines de la production en série

Plus rapides que les Maçons du cœur

En 1851, Londres accueille la première exposition universelle. La ville doit rapidement se munir d’un palais d’exposition : c’est ainsi que le Crystal Palace est construit en seulement 8 mois, à partir d’unités modulaires standardisées préfabriquées en usine. Un édifice de 563 mètres de long sur 263 mètre de large, pour une surface de 70 000 m2 !

Le Crystal Palace, Joseph Paxton, Palais de l’exposition universelle de Londres, 1851
Le Crystal Palace, Joseph Paxton, Palais de l’exposition universelle de Londres, 1851.

Totalement novatrice et inédite, cette technique de construction ouvre la voix à la préfabrication et à la modularité. C’est ainsi que l’univers de la création va se développer, en prenant appui sur l’innovation technique.

Et Thonet créa la chaise ikéa

En 1859, l’autrichien Michael Thonet utilise la technique du bois courbé pour créer le premier mobilier en kit. Associé à 8 vis, les 6 éléments de bois courbe donnent vie à la chaise Thonet n°14.

Chaise Thonet n°14, Michael Thonet, 1859
Chaise Thonet n°14, Michael Thonet, 1859.

La simplicité et l’ingéniosité du design de la chaise n°14 permettent de la produire en série, en garantissant quantité et qualité formelle. Pièces interchangeables, facilement assemblables par simple vissage, le succès est rapide et la chaise s’arrache comme des cronuts. La désormais mythique chaise “bistrot” sera vendue à 50 millions d’exemplaires entre 1859 et 1930 !

Youpi, le travail à la chaîne

En 1908, Ford applique les principes d’organisation scientifique du travail de Taylor et met au point la chaîne de fabrication en s’inspirant … des abattoirs de Chicago.

Il fait entrer l’automobile dans l’ère de la grande série grâce à la mécanisation à grande échelle, notamment avec la Ford T qu’il produit de 1909 à 1926. Peu à peu, la procédure d’assemblage de la Ford T atteint un tel niveau d’optimisation qu’il ne faut plus que 93 minutes pour assembler un exemplaire !

Chaîne de montage de la Ford T, *usine d’Highland Park, Michigan, vers 1913
Chaîne de montage de la Ford T, usine d’Highland Park, Michigan, vers 1913.

1914–1938 : Les inventeurs du design

De Stchj .. chtilj … Stijl … de quoi ?

En 1917, Piet Mondrian, Bart Van der Leck et Theo Van Doesburg créent aux Pays-Bas la revue “De Stijl”, une publication d’avant-garde qui va secouer le petit milieu de la création plastique. Les réflexions novatrices qui en émanent l’érige rapidement au rang de “mouvement”. Apportant une nouvelle vision artistique et philosophique, De Stijl considère que la vie quotidienne doit devenir le champ d’application de la synthèse des arts plastiques et appliqués : il cherche à confronter les recherches théoriques au réel.

Signifiant (en toute simplicité) “Le Style” en néerlandais, le mouvement De Stijl est caractérisé par deux grandes périodes : une première période construite en grande partie autour des recherches picturales de Piet Mondrian, et une deuxième période dite “constructiviste”, marquée notamment par les travaux de Théo van Doesburg et de Gerrit Rietveld. C’est dans cette deuxième période que les idées De Stijl se sont réellement propagées dans les domaines de l’architecture, l’architecture d’intérieur, le graphisme et le mobilier.

Chaise bleue et rouge, Gerrit Rietveld, 1918 (à gauche). Maison particulière, Théo van Doesburg, 1923 (à droite)
Chaise bleue et rouge, Gerrit Rietveld, 1918 (à gauche). Maison particulière, Théo van Doesburg, 1923 (à droite).

Le mouvement De Stijl prône une esthétique rigoureuse et codifiée, basée sur l’ordre géométrique et coloriel. Les formes sont exclusivement des lignes droites, horizontales et verticales, et des angles droits (pour la touche de folie). L’espace coloriel, quant à lui, se limite au strict emploi des couleurs fondamentales : le rouge, jaune, bleu (dans leurs formes primaires), et le blanc, le noir et le gris. Bref, le nuancier Pantone© en PLS.

Extrêmement avant-gardistes, les idées de De Stijl marquent le point d’entrée du modernisme. Elles vont être d’une très grande influence sur toute la première période de la mythique école du Bauhaus.

The Big Famous Bauhaus

En 1919, Walter Gropius ouvre la très réputée école du Bauhaus à Weimar, qui signifie littéralement “maison du bâtiment, maison de la construction”, puis il embauche ses potes Kandinsky et Breuer pour qu’ils soient de la partie.

Le Bauhaus pose les bases de la réflexion sur l’architecture moderne et est considéré comme la Sainte Mère du design (n’oublions pas que le mot design n’existait pas encore !). Bien que, comme nous l’avons vu précédemment, le Bauhaus s’inspire fortement des réflexions de De Stijl … rendons à De Stijl ce qui est à De Stijl.

Concrètement, le Bauhaus travaille sur des projets expérimentaux basés sur la vie quotidienne : mobilier, textiles, vaisselle, lampes, typographie, architecture … Les dimensions sociales et humaines sont extrêmement présentes (le début de l’UX ?) : les projets du Bauhaus s’établissent sur les besoins du peuple, et sont développés en relation avec les industriels. L’école va croiser toutes les disciplines : art, artisanat et technique vont enfin trouver un terrain d’entente. Très rationaliste, elle abandonne l’ornement et autres accessoires bling-bling, au profit de formes dépouillées et fonctionnelles.

Fauteuil Wassily, Marcel Breuer, 1925 (à gauche). Chaise B33, Marcel Breuer, 1928 (au centre). Fauteuil Barcelona, Ludwig Mies Van Der Rohe, 1929 (à droite)
Fauteuil Wassily, Marcel Breuer, 1925 (à gauche). Chaise B33, Marcel Breuer, 1928 (au centre). Fauteuil Barcelona, Ludwig Mies Van Der Rohe, 1929 (à droite).

Nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture.

Walter Gropius, extrait du Manifeste du Bauhaus, avril 1919

Représentation schématique des études au Bauhaus, d’après un schéma de Walter Gropius (diagramme qui fait fortement penser aux organisations des maker spaces et fablabs d’aujourd’hui !)
Représentation schématique des études au Bauhaus, d’après un schéma de Walter Gropius (diagramme qui fait fortement penser aux organisations des maker spaces et fablabs d’aujourd’hui !).

En 1933, les Nazis ferment le Bauhaus, estimant qu’il ne s’agit là que d’un regroupement de racailles bolchéviques dégénérées.

Repenser et équiper l‘habitat

En 1924, Paris accueille l’exposition universelle des arts décoratifs et industriels modernes. À cette occasion, Le Corbusier, Amédée Ozenfant et Pierre Jeanneret (le cousin de Corbu) présentent le pavillon de l’Esprit nouveau, qui mêle architecture, urbanisme et design d’intérieur. Il s’agit d’un appartement modèle, préfabriqué et entièrement meublé, dans lequel le mobilier est choisi sur des critères fonctionnels plutôt qu’esthétiques. Véritable manifeste anti-décoratif, le pavillon fait l’éloge du fonctionnel et propose un système encore inédit de préfabrication et de production en série de l’habitat.

Les meubles sont de simples casiers standards, fabriqués en métal et non en bois de manière à être standardisés et produits en série. Ils offrent une grande modularité et peuvent être combinés entre eux, posés au sol ou incorporés aux murs. Chaque élément présent dans le pavillon possède une fonction quotidienne précise : penderie, linge de corps, vaisselle, cuisine, verrerie, bibelots, bibliothèque …

Pavillon de l’Esprit nouveau, Le Corbusier, Amédée Ozenfant et Pierre Jeanneret, 1924
Pavillon de l’Esprit nouveau, Le Corbusier, Amédée Ozenfant et Pierre Jeanneret, 1924.

Jugé trop avant-gardiste, le pavillon ne sera jamais produit et sera tout simplement … démoli ! Il sera enfin reconstruit en 1977 à Bologne, en Italie, où il est toujours visible.

Le vieux Corbu, cousin Pierre et la talentueuse Charlotte

C’est entre 1927 et 1937 que va se mettre en place une collaboration très fructueuse entre Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand. Les trois architectes vont développer, pendant cette petite décennie, des meubles d’une qualité artistique et culturelle exceptionnelle qui vont marquer l’histoire du design.

Charlotte Perriand, alors responsable du mobilier et de l’équipement, va pousser ses deux compères à aborder la question de l’équipement de la maison. C’est par ailleurs elle qui concevra la majorité des meubles, bien Le Corbusier s’en attribua la paternité san gêne aucune. Ce n’est qu’à parti du XXIe siècle que les oeuvres de Charlotte lui seront peu à peu réattribuées, même si de nombreux ouvrages mentionnent encore Le Corbusier comme l’auteur.

Malgré ce pillage, outrageusement courant pour une femme à cette époque, leur collaboration et leur complicité aboutira à la réalisation de projets très innovants, qui seront aussi de vraies réussites commerciales : certaines références restent à ce jour encore éditées, notamment par Cassina.

Chaise LC7, 1925 (à gauche). LC2 Fauteuil Grand confort LC2, 1928 (au centre). Chaise longue LC4, 1928 (à droite). Le Corbusier, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret
Chaise LC7, 1925 (à gauche). LC2 Fauteuil Grand confort LC2, 1928 (au centre). Chaise longue LC4, 1928 (à droite). Le Corbusier, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret.

Les formes utiles

En 1929, nait l’UAM, l’Union des Artistes Modernes. Ce mouvement regroupant artistes décorateurs et architectes prône l’importance d’utiliser de nouveaux matériaux et de faire entrer la création dans l’industrie. On y retrouvera des créateurs influents comme Charlotte Perriand, Walter Gropius et Jean Prouvé, ainsi que des artistes du mouvement De Stijl.

L’association a pour but de “regrouper des artistes en sympathie de tendances et d’esprit”, sans limite de support. Son intention est de promouvoir autant le mobilier que des objets du quotidien, des bijoux, de la vaisselle, des publicités … L’UAM est notamment à l’origine des principes du convertible, du transformable et du pliant.

Canapé convertible, Eileen Gray, 1928 (à gauche). Canapé Lota, Eileen Gray, 1920 (à droite)
Canapé convertible, Eileen Gray, 1928 (à gauche). Canapé Lota, Eileen Gray, 1920 (à droite).

Stoppée par la guerre, l’UAM reprend ses activités en 1949 avec ses expositions “Formes utiles”. L’union s’arrête définitivement en 1958, mais les expositions se prolongent, à l’initiative du Centre de création industrielle.

1933–1958 : Le design contemporain

Le plastique c’est fantastique

Eames, Saarinen, Panton, Paulin … les designers des années 50 sont pris de passion pour le m̶a̶k̶o moulage ! De nouveaux matériaux et techniques apparaissent pour créer des lignes plus souples, principalement grâce au plastique. Les assises sont désormais directement moulées, créant ces coques en plastique renforcé de fibre de verre. Associées à des piètements en aluminium, parfois recouverts de plastique ou de contreplaqué, c’est la naissance des plastic chairs.

Chaise Eiffel tower, Charles Eames, 1950 (à gauche). Chaise DSS, Charles Eames, 1954 (au centre). Chaise tulipe, Eero Saarinen, 1948 (à droite)
Chaise Eiffel tower, Charles Eames, 1950 (à gauche). Chaise DSS, Charles Eames, 1954 (au centre). Chaise tulipe, Eero Saarinen, 1948 (à droite).

Vous avez déjà vu ces chaises ? Et oui, plus de 60 ans plus tard, on les utilise toujours …

Le design instagr … euh, scandinave

Avec son approche démocratique du design, le design scandinave a pour objectif l’amélioration de la qualité de vie. Il est porté par une éthique humaniste, remontant au luthéranisme. En Scandinavie, le design est considéré comme étant un élément constitutif du bien-être culturel, économique et social de ses habitants.

Alvar Aalto fait parti des designers qui introduisent la “ligne scandinave” sur la scène internationale, connu notamment pour son célèbre tabouret empilable Stool 60, qui sera l’une des assises les plus copiées au monde (et qui l’est encore de nos jours). Autre figure de proue du modernisme organique scandinave, Arne Jacobsen imagine en 1952 la chaise Ant (fourmi), puis ses déclinaisons, série 7 ou 3107, devenue le meuble danois le plus vendu dans le monde, et elle aussi dans le palmarès des assises les plus copiées au monde.

Chaise Ant série 7, Arne Jacobsen et Fritz Hansen, 1955 (à gauche). Tabouret Stool 60, Alvar Aalto, 1931-32 (à droite)
Chaise Ant série 7, Arne Jacobsen et Fritz Hansen, 1955 (à gauche). Tabouret Stool 60, Alvar Aalto, 1931-32 (à droite).

Klüt?

En 1949, un suédois répondant au nom de Feodor Ingvar Kamprad (non, ceci n’est pas un personnage de GOT) lance ikéa. Il ne s’agit au début que d’un catalogue de vente par correspondance, le fameux catalogue ikéa ! Le succès étant au rendez-vous, il emploie alors ses propres designers et développe au maximum la standardisation du meuble : tout est étudié pour réduire les coûts de fabrication et de fonctionnement.

Catalogue ikéa, 1954 (à gauche). Table Lövet, ikéa, 1955 (à droite) : la première table vendue en paquet plat
Catalogue ikéa, 1954 (à gauche). Table Lövet, ikéa, 1955 (à droite) : la première table vendue en paquet plat.

En 1956, Kamprad développe alors ses meubles en kits, livrés dans des emballages plats et contenant leur notice de montage. Face aux magasins traditionnels, son concept de supermarché de l’aménagement d’intérieur est révolutionnaire : ils sont implantés dans des zones industrielles où les loyers sont peu élevés, et sont également facilement accessibles aux automobiles pour venir chercher ses achats et économiser le coût d’une livraison. La grande superficie de ses supermarchés lui permet de vendre du plus gros meuble au plus petit accessoire.

C’est en 1973 qu’ikéa se lance à l’internationale : la suite, vous la connaissez tous. Hej!

Chaise Thonet … euh, Ögla, ikéa, 1961
Chaise Thonet … euh, Ögla, ikéa, 1961.

Merci pour votre lecture ! Cette (très) brève histoire du design est issue des formations sur l’histoire du design que j’ai conçu et dispensé à travers mon activité professionnelle : il ne s’agit là que d’un récapitulatif non exhaustif ! Pour en savoir un peu plus, je vous conseille de vous lire l’ouvrage “Le design” de Anne Bony, paru aux éditions Larousse, qui est parfait pour débuter.

— Sources et bibliographie