Concevoir un c̶o̶n̶c̶o̶u̶r̶s appel à projet de design graphique bienveillant

· 8 min

Cession des droits d’auteurs, travail non ou peu rémunéré, abus des marques … est-il possible de concevoir un concours de design graphique qui respecte vraiment les designers ?

Patience, Kindness, Goodness
Photo by Caleb Gregory.

Ceci n’est pas un concours

La réponse est OUI ! Première étape : convaincre le client de ne pas faire un concours … et de recourir à la méthode de l’appel à projet, qui permettra une approche bien plus respectueuse et professionnelle. Nous allons voir dans cette étude de cas comment mener à bien ce type de projet, en s’assurant de l’équité et de l’éthique du dispositif, tout en permettant à la marque de travailler son image de manière positive et bienveillante.

Lorsque l’on est designer, il est parfois difficile de remettre en question les briefs et d’avoir un impact significatif sur la stratégie de la marque. Mais notre travail se limite-t-il à de la simple exécution, sans aucune remise en cause des moyens utilisés pour atteindre les objectifs ? Bien que nous assistons de plus en plus à ce que l’on pourrait considérer comme du “design à la chaîne” (on pourrait presque parler de fordisme !), je reste persuadée que le designer doit jouer un rôle majeur dans le choix des moyens utilisés, de manière à protéger et respecter l’utilisateur final. On pourrait même parler de devoir éthique du designer.

Contexte

Pour comprendre la démarche de conception éthique, je vais m’appuyer sur un projet réalisé il y a peu pour Leroy Merlin, au sein de l’agence Uzful.

Voici la problématique : Leroy Merlin souhaite développer son offre déco, en proposant une gamme plus créative, moderne et premium. La grande enseigne de bricolage recherche donc un.e jeune designer talenteux.se afin de créer une collection capsule qui sera en vente dans ses magasins dès juin 2019.

En s’appuyant sur la communauté de son label créatif, Du Côté de Chez Vous, Leroy Merlin souhaite alors mettre en place un concours pour dénicher ce nouveau talent avec qui concevoir la future collection de décoration. L’idée principale repose sur la création d’un motif graphique, qui serait par la suite décliné sur une gamme de produits de décoration (rideaux, coussins, papiers-peints, luminaires, iconographie…).

Le spectre du speculative work

Autant vous dire que tous les créatifs de l’équipe projet étaient en mode warning : comment concevoir un concours de design bienveillant, alors que toute la profession s’érige (à raison) contre ce système ?!

Travail déguisé, perte des droits d’auteur, exploitation … les abus ont tellement été nombreux ! Des enseignes peu regardantes ont utilisé cette méthode pour avoir un maximum de proposition graphiques sans engager de dépenses, pensant ou arguant “donner leur chance” à tous ces graphistes sans le sous.

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Mais la majorité des concours organisés par des marques ont été décriés et leur image s’en est vue dégradée, générant vives critiques et bad-buzz. Les marques les moins scrupuleuses ont même rejoint la longue liste noire des concours abusifs, créé par l’alliance française des designers. En effet, ces dispositifs ne valorisent que rarement les efforts et les engagements des participants : l’organisateur, passif, n’offre aucun accompagnement et demeure juste les bras croisés en attente de résultats, qu’ils soient bons à prendre ou à jeter. C’est la règle du Winner takes all, la loi du Talion moderne.

Prendre le temps d’expliquer

Certains me diront crédule, mais j’aime à croire que nombre de projets manquent de bienveillance parce qu’ils ont été fait trop vite, sans prendre le temps d’écouter et de comprendre leurs impacts sur les différentes cibles. À vouloir parfois trop satisfaire son client, on oublie de le conseiller et on le mène à l’échec.

Cela n’a pas été le cas avec ce projet. À grands renforts de preuves (screenshots de tweets, commentaires facebook, articles de professionnels reconnus comme Julien Moya ou Geoffrey Dorne …), et grâce à la pugnacité de l’équipe de conception, nous avons pu démontrer le danger en terme de communication au sein de l’équipe projet. Puis, convaincre le client qu’une conception basée sur la bienveillance sera non seulement bien accueillie par les designers professionnels, mais aussi soutenue et partagée, ce qui renforcera encore plus la portée de son dispositif.

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Le dispositif

Afin de désamorcer les critiques et prévenir le risque de bad-buzz, le dispositif est entièrement basé sur un appel à projet rémunéré, en partant du principe que la marque cherche à recruter quelqu’un. On adopte alors l’attitude “win-win” : la marque a besoin d’un jeune talent, le jeune talent a besoin de la marque pour se lancer. Ainsi, aucun rapport de force entre les parties prenantes. L’équité est totale.

Les candidatures sont ouvertes à tous et à toutes, sans travail imposé. Les profils sont sélectionnés sur leur book. On présente cependant le thème de la future collection, afin de laisser la possibilité aux candidats de proposer une note d’intention sous forme de moodboard. Mais l’essentiel est là : pas de travail non rémunéré, pas de vol de droits d’auteur, pas de liste des souhaits digne d’un enfant de 5 ans comme on le voit systématiquement dans les concours de design (“Fais moi 3 logos, 1 affiche A4, 6 bannières, 1 jingle, gratos et asap. Merci bisous”). En bref : ceci n’est pas un concours, mais un appel à projet, sérieux, responsable et professionnel.

La promesse de notre appel à projet bienveillant porte ses fruits, et, en seulement 3 semaines, plus de 430 designers soumettent leur candidature ! Un résultat qui dépasse nettement nos ambitions et prévisions : ce succès prometteur nous conforte dans nos convictions et nous apporte encore plus de crédibilité face à notre client. S’il en doutait, nous lui avons désormais définitivement prouvé que respecter sa cible permet de développer son audience et son image. De plus, gagner la confiance des professionnels du design a permis d’élever le niveau des participations : de nombreux jeunes professionnels, qui n’auraient pas participé à un concours de “gratuistes”, ont proposé leurs candidatures.

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Après une méticuleuse étude des 430 books et moodboards, qui m’a valu quelques insomnies, l’équipe projet a sélectionné 3 designers pour poursuivre l’aventure et travailler sur une proposition de motifs graphiques. Elles sont toutes les 3 (oui, il s’agissait de 3 femmes !) rémunérées à valeur égale pour leur travail dont elles conservent les droits exclusifs. Un accompagnement est mis en place par l’agence pour aider les 3 finalistes à développer leurs idées : moi-même, en tant que directrice de création, ainsi que le responsable de la communauté de Du Côté de Chez Vous sommes présents à leurs côtés pour les conseiller dans leurs choix graphiques, esthétiques, préparer leurs argumentaires et le matériel nécessaire à leur présentation. Le jour de la soutenance, les frais de déplacement sont entièrement pris en charge par la marque.

A ce stade, Leroy Merlin a donc rémunéré 3 jeunes graphistes sans pouvoir utiliser, de quelque manière que ce soit, leurs travaux : une grande première dans l’univers des “concours” !

Chaque créatrice présente ensuite physiquement, lors d’une soutenance orale, ses propositions de motifs graphiques. Suite à cela, la personne retenue pour la création de la collection capsule est accompagnée par les équipes du projet pour négocier directement avec Leroy Merlin les termes de son contrat : cession de droits, rémunération, droit d’image … Ainsi, nous avons pu assurer la continuité de la bienveillance du projet, jusque dans la contractualisation !

Tendre vers un design plus éthique

J’ai bien conscience qu’il est souvent difficile de remanier un brief ou une demande client : manque de temps, manque d’écoute, trop de hiérarchie … Nous n’avons pas toujours le client, le manager, le statut ou l’équipe qui nous permette de changer les choses établies, mais qui de mieux placé que nous, les designers, pour faire murir ces notions de bienveillance dans nos conceptions ?

J’espère que cette brève étude de cas vous donnera quelques astuces et arguments pour changer les choses au sein de vos projet … et vous donnera l’envie de faire encore un pas vers un design plus éthique !

Et ensuite …

J’ai eu la chance de poursuivre l’aventure aux côtés de Lucille Boitelle, la créatrice sélectionnée, pour l’aider dans la direction de création de la collection : choix des produits, des matières, merchandising, set design, packaging … Un accompagnement de 3 mois que vous pourrez retrouver sur mon case study Behance dédié à la Collection Capsule.

Ce projet a été conçu en collaboration avec Maxime Lefeuvre et les équipes de Leroy Merlin/Du Côté de Chez Vous au sein de l’agence Uzful.

Le design éthique vous parle ? Vous souhaitez penser et concevoir des services numériques plus responsables et plus durables ? Je vous invite à rejoindre l’association Designers Éthiques dont je suis membre.

— Sources et bibliographie